Rechercher
Fermer ce champ de recherche.

Ce que je sais d’elle

Ma mère avait une montre en contreplaqué or. Elle n'avait pas la science infusée mais pouvait manger sur les pouces en une fraction de quelques secondes. Impatiente et vive, elle avait du mal à comprendre les rêveries qui me ralentissaient.

Ma mère avait une montre en contreplaqué or.
Elle n’avait pas la science infusée mais elle pouvait manger sur les pouces en une fraction
de quelques secondes.
Elle avait le pouvoir de faire voler les pantoufles lorsqu’une soudaine colère l’emportait.
Impatiente et vive, elle avait du mal à comprendre les rêveries qui ralentissaient mes
réponses à ses attentes.

J’ai attendu longtemps avant de faire ce portrait.
Je savais que ça me tiendrait éveillée la nuit, en alerte le jour.
Que ma façon de manger même en serait modifiée.
Jeanne, c’est ma mère. D’aucun trouve cette formule un peu rude.
C’est tout le contraire.
J’ai envisagé la femme avant tout et cette femme c’est ma maman.
Je l’ai adorée, détestée, rejetée et acceptée toute entière.
Après toutes ces années, voici  » Ce que je sais d’elle « .

Un long voyage

Tu es venue en France en prenant un bateau qui t’a débarquée à Marseille.
Enceinte jusqu’aux yeux, tu es allée vivre dans une petite chambre d’hôtel à Paris, rue Lepic.
Située au-dessus d’un ciné, tu pouvais voir le néon de son enseigne clignoter.
Ça tombait bien, tu étais fondue de films. Tu connaissais toutes les stars de cinéma auxquelles
tu vouais une admiration sans borne.
Olivia de Haviland, Ginger Rogers ou Shirley Temple.
Tu prononçais leur nom avec ton accent inimitable d’anglais mâtiné d’orient.
Dotée d’une élégance innée, tu en avais le look.
J’ai en mémoire une photo de toi, adossée à une automobile.
Sophia Loren pouvait aller se rhabiller, elle ne faisait pas le poids.
A la sortie de l’école ma star m’attendait.
Tu éclairais la rue de ton sourire, l’habitait de ta chevelure brune et bouclée.
Les autres mamans paraissaient toutes grises à ton côté.

Un mystère

Tu es née quelque part en mars.
Dès le début du mois, nous étions en alerte pour n’oublier aucune des dates figurant sur les papiers
fantaisistes de l’administration.
Enregistrée au consulat français à Alexandrie, il était mentionné le 10, sur ta carte d’identité le 22 et parfois le 4.
Cet embrouillamini avait le don de t’agacer parfois mais le plus souvent tu en jouais pour nous taquiner.
Tu as poussé ton premier cri à Alexandrie où tu n’as jamais voulu retourner.
Tu l’avais quittée un soir, une valise à la main et lui en gardais rancune.
Tu savais le changement qui avait bouleversé ta vie égyptienne et tu souhaitais préserver tes souvenirs
d’enfant.

Jeanne et les hommes

Tu avais un lien particulier avec les hommes.
Tu les craignais autant que tu les aimais.
A commencer par ton père, objet d’une colère qui t’a accompagnée jusqu’à la fin de tes jours.
Colère d’un amour non exprimé, d’un côté comme de l’autre.
Ce mépris que tu ressentais, stupide sentiment de supériorité masculine de son époque.
En te poussant un peu, tu aurais pu entrer au M L F*.
Tu me racontais souvent cet épisode de ta jeunesse.
Toute petite, tu étais tombée malade, une faiblesse t’empêchait de marcher.
Ton père avait eu cette réflexion qui blessait encore ta mémoire :
 » Ce n’est qu’une fille après tout ! « .
Ta grand-mère, Jeanne t’avait ramenée au pays de la mobilité à force de soins, de bains et d’amour.

Mariage

Tes amours passagères ont la silhouette d’un pilote américain rencontré à la fin de la guerre.
 » Vous auriez pu être américains  » me disais-tu en riant.
Puis tu as rencontré Léon, c’était LUI !
Tu me racontais souvent, espérant m’apprendre la patience envers les hommes :
 » Je n’aimais pas ton père au début quand je me suis mariée. Je l’ai fait par défi. « 
Ces paroles me choquaient, tu parlais de mon père !
Je ne comprenais pas encore la femme qui s’exprimait à travers ces mots.
Tu disais l’avoir aimé lorsque tu étais devenue mère.
Tu racontais votre rencontre, je ne me lassais pas de ce récit.
Je pouvais vous imaginer, lui ton cousin par alliance te rendant visite sur la plage d’Alexandrie.
Petit, gros et maladroit, il suscitait la moquerie de la petite fille brune et vive qui courait vers la mer.
C’est à ce moment qu’il est tombé amoureux de ce feu follet, toi.
Quelques années plus tard, vous vous êtes revus.
Tu sortais d’une déception amoureuse et avais fait le pari de te marier dans l’année.
Tu me décrivais, l’œil malicieux, les filatures, les attentes sous les portes cochères de cet homme qui
te désirait tant.
C’est lui que tu as épousé, que tu as appris à aimer.
Pour sa gentillesse, sa grande bonté et l’amour fou qu’il t’a porté jusqu’à la fin de sa vie.
Pour toi, il a abandonné le confort bourgeois de sa famille et quelques kilos qui te dérangeaient.
Vous vous êtes unis pour le meilleur et pour le pire. Les deux sont arrivés.
Soixante et un ans de vie commune jusqu’à ce que la mort vous sépare.
Un seul homme même si d’autres avaient tenté leur chance, me confiais-tu le regard coquin.
Douleur et Joie
Tu gardais au fond de toi cette douleur.
Ta mère Clémentine finissant ses jours dans un sous-sol.
Fraîchement immigrée d’Égypte, les logements étaient rares, Paris sortait de la guerre.
Logée dans une chambre d’hôtel, l’espace était réduit pour une famille de quatre.
Tu ne pouvais l’héberger.
Enceinte de ton troisième enfant, tu avais mis à l’abri tes deux filles à la campagne pour pouvoir
t’occuper de ta maman qui s’est éteinte doucement.
Ton premier fils est né quelques jours plus tard.

Jeanne et les enfants

Tu n’aurais pu vivre sans enfant.
Ils étaient ta raison de vivre, ton moteur d’Amour.
Si la femme active, aimant le sirop de la rue réclamait sa part d’existence, ils restaient le centre
de ton affectueuse attention.
Au cours d’une de nos promenades je te demandai :
 » Si tu pouvais offrir dix années de ta vie, à qui les donnerais-tu ? « 
Sans hésiter tu me répondis :
– À un enfant malade. Ces dix années lui donneraient du temps.
J’ai bien vécu, ma vie est déjà remplie. La sienne commence à peine.
Dix ans donneraient peut-être du temps à la recherche pour trouver le remède qui peut le guérir. « 
Mamie gâteau
C’est ainsi qu’on te surnommait dans le hameau de Voisenon*.
Au fond de ton sac, tu avais toujours quelques bonbons, sucettes et autres confiseries.
Les enfants te reconnaissaient et te surnommaient : Mamie bonbons.
Petits et plus grands t’offraient leur plus beau sourire en attente d’une douce récompense.
Et tu t’en émerveillais.
Quand je te faisais remarquer les dégâts que pouvaient causer ces bombes à sucre, tu me répondais :
 » Vois comme ils sont contents ! Un peu de douceur n’a jamais fait de mal à personne.
Les parents apprennent aux enfants à se brosser les dents de nos jours.
Je sais ce que je fais, je suis une mamie gâteau pas une mamie gâteuse. « 
Fière de ses enfants
Tu as eu trois fils et tu en étais fière. Deux filles aussi que tu situais à part.
Le premier a pris la stature de ton père, le second te ressemble et le troisième se rapproche de Léon.
Tu ne manquais pas de dérouler leur réussite même si tu ne comprenais pas toujours ce qu’ils faisaient.
Quand tu croisais des connaissances, tu ne manquais de raconter leurs exploits.
Tes yeux s’illuminaient, tout ton corps se redressait.
Fière de les avoir portés, nourris, élevés au- dessus de ta propre condition.
Victorieuse d’un combat de chaque instant comme celui de toutes ces femmes qui ne disposaient pas
du confort ménager moderne.
Quand j’étudiais, que je peinais sur mes devoirs scolaires, tu me soutenais.
S’il m’arrivait de rester tard pour finir un devoir, doucement tu apparaissais avec une tisane fumante
au bout des bras. Avec ce carburant, j’étais sûre de réussir !
Pourtant, dès que l’un de tes fils élevaient la voix, tu redevenais petite fille.
Tu te sentais coupable, bête et ignorante, les larmes te montaient aux yeux.

Jeanne et Dieu

La religion pour toi relevait de la Tradition.
C’est ce que ta mère t’avait appris.
Dieu était fait de superstition et d’obéissance.
Ton père hautain et rigoureux n’admettait aucun manquement aux rituels.
Il présidait à la table des repas de fête avec un sérieux que nous avons peu à peu
détourné. Tu tolérais nos rébellions moitié sévère, moitié amusée.
Tu acceptais la mise à l’écart des femmes dans les lieux consacrés à la prière.
Ta religion était celle de l’autorité, celle du père qui n’accepte aucun compromis.
Jusqu’au jour où, rebelle, je t’avais amenée sous le taleth* du père pour la prière du Kippour.
Les temps changeaient, pour toi aussi soufflait un vent de liberté et d’émancipation.

Tu avais coutume de dire :  » Dieu nous préserve ! »
Dieu ne nous préserve pas toujours et tes vœux étaient pieux.
Il ne préserve pas de la déchéance qui cloue les mamans amoureuses de la danse dans des fauteuils roulants.
Il ne préserve pas de la perte des mémoires, de la confusion qui embrouille l’esprit et isole.

Jeanne en cuisine

Tu ne plaisantais pas avec la cuisine. Quand tu préparais un couscous ou un gratin de pâtes il fallait en manger.  » Mange si tu m’aimes  » était ton credo.
De quoi embrouiller l’esprit et l’appétit !
Tu connaissais les plats préférés de chacun de tes proches.
Si tu appréciais un convive, gare à son estomac !
Quand il s’agissait de toi, il en allait tout autrement.
Tu t’imposais une discipline de fer, ne t’autorisant aucun écart.
Vexée par la remarque d’un compagnon de danse qui t’avait jugée un peu enveloppée, tu t’étais mise au régime depuis l’âge de tes vingt ans.

Jeanne en musique

Orientale, tu l’étais par ta peau brune, tes cheveux noirs et bouclés, ta façon de bouger.
Orientale, tu le dansais comme personne.
Toutes les danses, des plus anciennes aux plus modernes.
Rien ne t’arrêtait quand il s’agissait d’évoluer au milieu d’une piste.
Tu pouvais entraîner toute une assemblée d’esquimaux.
Personne ne pouvait rester assis sur sa chaise.
Avec toi, pas question de rester immobile quand se joue :  » Alexandrie, Alexandra « .

Tu avais le goût de chanter.
J’ai ce souvenir impressionniste de tes bras me berçant en chantonnant tendrement.
Ta chanson préférée résonne encore, nostalgique : Un jour, tu verras.
Je nous revois dans ce parc breton, dont j’ai oublié le nom comme celui du petit bal perdu.
(Ce lien vous fait danser sur cette chanson interprétée par Bourvil.).
Nous l’avons reprise en chœur.
Bien plus tard, suspendue à mon bras, la marche devenue difficile, ces chansons faisaient passer
la douleur insoutenable de l’effort.
Cliquez sur l’image et prenez le large avec Jeanne.

Jeanne en solo

Quelques décennies plus tard, Léon est parti dans un halo doré.
 » Pourquoi me laisses-tu ?  » sont les derniers mots que tu lui as dits.
Tu as sombré dans le désespoir.
Ton caractère a changé. Tu es devenue acariâtre, enfermée dans un monde hostile.
Sans protection, tu connaissais la peur.
Tu ne supportais plus personne et donnais des ordres avec un mépris que je ne te connaissais pas.
J’avais pris alors l’habitude de passer quelques jours dans la maison à demi désertée.
Chaque soir, à l’étage, j’écoutais, du fond de mon lit ta voix qui murmurait ses prières.
Tu ne t’endormais jamais sans avoir prononcé cette longue litanie de grâces que tu rendais au jour passé, sans avoir énoncé ces mots d’espoir, de demande de secours que tu sollicitais pour les jours à venir.  » Donne-moi la force de continuer… »
Et ce petit mot de remerciement pour ma présence… Je m’endormais.
Puis ce fut la maison de retraite, tu ne pouvais plus marcher.
La révolte d’abord qui t’enrageait puis la lente résignation qui éteignit ton regard.
Nous étions nombreux à venir te voir, chacun à notre rythme.
À chaque fois, te quitter était un déchirement.
Pour adoucir ma peine et prolonger le moment des adieux, je dansais une gigue au milieu de la pelouse,
ignorant les regards autres que le tien, face à la vitre qui me séparait de toi.
Le miracle des gaufrettes
Tu t’es éteinte un mercredi, dans les bras d’une infirmière.
À ton enterrement, nous échangions des souvenirs.
Florence, ta fille aînée m’a raconté les gaufrettes que grand-mère Clémentine lui apportait.
 » Des biscuits que je n’aimais pas me disait-elle.
– Moi, je les adore, pourquoi ne m’en offrait-elle pas ?
– Tu étais trop petite ! « 
Après la cérémonie d’adieu, je suis allée saluer une dernière fois la chambre qui avait abrité tes deux dernières années.
Je regardais les photos qui t’avaient soutenue : celles de tes enfants, de tes petits-enfants.
Je sentais ton parfum sur les vêtements abandonnés dans le placard.
J’ouvris un tiroir et n’en croyant pas mes yeux je découvris un demi paquet de gaufrettes, découpé
juste par le milieu.
Par quel miracle étaient-elles arrivées ici. Tu n’en mangeais jamais, ta dentition défaillante te l’interdisait.
Je racontais cette anecdote à ma chère belle-sœur qui m’accompagnait.
Regagnant la voiture, elle mis le contact et le son de la radio envahit l’habitacle :
 » Alexandrie, Alexandra  » Tu étais encore là.

Jeanne et moi

On me pensait fille unique.
Unique, je l’étais à tes yeux et la deuxième d’une fratrie de cinq enfants.
Ça étonnait toujours les copines.
Elles ne pouvaient concevoir l’existence de ce réservoir d’amour inépuisable auquel j’ai été abreuvée.
Tu m’as aimée, petite, ado, fugueuse, grosse, maigre, élégante, chiffonnée.
Tu as accepté toutes les facettes de cette impossible enfant, plus que je n’ai su le faire pour moi-même.
Tu m’as appris à être mère.
Tu m’accompagnes de ton sourire encore et toujours.
Lorsque mon cœur est en peine, c’est à toi que je pense et où que tu sois, tu me consoles.
Alors je prends tout de toi : tes colères, tes injures hurlant ton inquiétude à mon égard.
Je repense à mes escapades qui t’affolaient et te désespéraient.
Tu ne comprenais pas ma rébellion contre l’autorité.
Pourtant c’était mon héritage, le tien maman.
Je conserve ta vivacité, ton impatience, ta belle énergie et ta joie de vivre.

Cette image que je garde de toi

Un paso doble et te voici qui piaffe, te trémousse sur ta chaise.
Un cavalier ne tarde pas à se présenter.
Ton homme danse peu, un tango, une valse pour accompagner sa fondue de danse.
Pour le reste de la fête, il te regarde, sa Jeanne, évoluer gracieusement dans les bras d’un autre en un
tourbillon de joie.
J’ai conservé de toi un pendentif que tu affectionnais : une ménorah articulée.
D’un côté les flammes du rubis de l’autre le noir de l’onyx.
Ce foulard qui ne paie pas de mine, que tu portais toujours et qui tient compagnie à la casquette de Léon.

Le conseil de vie de Jeanne
 » Profitez, profitez au maximum.
La vie est courte. « 
Des mots simples et usés mais dits avec une telle force qu’ils en deviennent tout neufs !

Maman est le plus doux des mots, l’un des premiers que nous prononçons.
C’est le dire à voix haute qui nous manque le plus quand elle s’en va.
En secret, je le dessine quand le besoin se fait sentir.
Vous qui avez cette merveilleuse personne à vos côtés, sans plus attendre allez lui dire que vous l’aimez.
Prononcez ce mot si doux encore et encore : maman.
La mienne s’appelle Jeanne, et la vôtre ?

À ce jour, Léon et Jeanne sont les parents de deux filles et trois garçons, les grands-parents de quinze
petits- enfants et les arrière grands-parents de quatre petits trésors. Et l »histoire continue…

Retrouvez le portrait de Léon  » J’aime bien te dire  »

* M L F : Mouvement de Libération de la Femme
* Voisenon est une commune de la Seine et Marne
* Taleth, châle de prière

Merci pour le partage de cet article du blog acoupdelles, concocté pour vous avec Amour.
Pour recevoir directement les articles du blog et la news
Abonnez- vous
À bientôt

Clem

Partager :

Plus d'articles

Souscrire à la newletter

Table des matières

En vous inscrivant à notre newsletter, vous rejoindrez une communauté de femmes partageant les mêmes idées